Kevin Germanier, la perle d'une mode disco-écolo

@Nikolay Biryukov

À l’aube de la trentaine, Kevin Germanier fait partie de cette nouvelle génération de designers aussi créatifs qu’engagés. La mode ? Il s’en fiche. En utilisant des matières upcyclées, il se dit lui-même déjà has been. Qui est ce créateur à contre-courant des tendances, pourtant terriblement en vogue ?

Kevin Germanier, avant Germanier

L’utilisation de (nombreuses) couleurs, le made in China, les tissus anciens… Des sujets qui font débat – à tort ou à raison – dans l’industrie de la mode mais qui sont bien loin d’être un problème pour l’esprit libre et (très) créatif de Kevin Germanier. Diplômé de la Haute École d’Art et de Design de Genève et de la Central Saint Martins de Londres, il se forge là-bas sa propre identité et y apprend surtout la puissance de la couleur. Car croyez-le ou non, avant, ses collections n’étaient faites que de noir et de gris. Et bien loin de vouloir créer sa marque, il rêvait d’être directeur artistique dans une maison de Haute Couture, Dior par exemple (pourquoi se contenter du peu ?). Mais un plus bel avenir lui était réservé. Lorsqu’il remporte le Redress Design Award en 2015, Louis Vuitton lui ouvre les portes de son studio de création. En parallèle, il donne vie à quelques pièces, bientôt révélées aux yeux d’Alexandre Capelli, responsable environnement du groupe LVMH qui décide alors de lui apporter son soutien. Et voilà, en 2018, Germanier est née (et financée). Place aux strass et aux paillettes, mais upcyclées s’il vous plaît.

À contre-courant des tendances

S’il y a bien une manière de définir les collections de la maison, c’est par leur exubérance et leur excentricité. Pourtant, les silhouettes en elles-mêmes sont plutôt minimales. Mais ce sont les détails qui comptent. Un peu comme on ajouterait la cerise sur le gâteau en pâtisserie. En couture, cela se traduit par des perles qui créent du relief, des sequins et strass qui reflètent la lumière et des plumes qui virevoltent au rythme de la marche. Et sans modération. Porter du Germanier c’est un peu revêtir une boule disco mais version couture. C’est pop, glamour et ça fait du bien. Rose, jaune, violet, bleu, vert, peu importe les tendances de l’année, la gamme de couleurs du directeur artistique foisonne. D’ailleurs, il aime la comparer à un écran qui bug, qui grésille.

Le designer dessine les contours d’une femme ultra-girly et shiny inspirée de Sailor Moon, icône de la culture japonaise. Quand il crée, il l’habille d’abord elle, oui, désolée mesdames. A chaque saison, l’Asie s’impose comme une grande source d’inspiration et avec elle, mangas, jeux vidéo et même k-pop. En réalité, c’est par souci de concentration qu’il a commencé à écouter ce genre musical qui se fraie aujourd’hui un chemin dans nos playlists. Il ne pouvait pas travailler avec des musiques françaises ou anglaises dont il comprenait les paroles, alors il s’est mis à la musique coréenne. Il fallait y penser.

Si sa muse est un personnage de fiction, la femme qui porte ses vêtements, elle, est bien réelle. Confiante et indépendante, elle s’affirme et traduit une véritable sensibilité pour la couture. Attachée à hier, impatiente de vivre demain, elle oscille selon lui entre passé, présent et futur. C’est peut-être ce melting pot temporel qui fait le succès du créateur. Lui-même pense au futur pour créer des collections présentes avec des tissus du passé.

Une mode disco et écolo

Kevin Germanier bouscule le monde de la mode éthique. Mieux, il en redéfinit les codes. Plus moderne, plus joyeuse, plus Germanier. Pour lui, c’est naturel ; il procède ainsi depuis le début de ses études. Car si aujourd’hui le designer est vanté pour ses initiatives écolo, à l’origine, c’est surtout une question de sous. Moins glamour n’est-ce pas ? Mais bien réel. Des études londoniennes associées à des dépenses créatives exorbitantes, il fallait vite trouver un plan B. Ce jeune prodige s’est alors mis à dénicher des tissus déjà utilisés, bien moins chers et qui ont finalement fait son succès. C’est dans la contrainte que naît la créativité dit-on. D’ailleurs pour son défilé de fin d’études, il a utilisé des couvertures de l’armée récupérées auprès de son père, lieutenant-colonel. Le réseau, toujours le réseau.

Un processus créatif inversé

Même encore aujourd’hui, le portefeuille renfloué, il continue de créer avec un impact environnemental réduit et ce n’est pas pour faire vendre. Pour lui, le débat ne devrait même pas avoir lieu. L’upcycling n’est pas une étiquette que l’on doit fièrement brandir sur ses vêtements pour attirer le client (et son porte-monnaie) mais c’est une évidence que l’on ne devrait même plus questionner. Cet engagement, à la base de sa vision de la mode, le pousse à changer des méthodes conventionnelles de création. La première ? Il ne part pas d’un dessin pour créer mais de la matière qu’il déniche dans les marchés du coin (les salons de textile, ce n’est pas son truc). Oubliez alors l’image du directeur artistique torturé qui, soudainement inspiré, dessine nuit et jour sans relâche pour aboutir à la collection d’une vie. D’ailleurs, ceci n’est qu’un fantasme.

Résultat, saison après saison, c’est la surprise, on ne sait pas sur quel matériau on va tomber. Et certaines années, Germanier remporte le gros lot. Christian Louboutin ou encore David Koma lui ont déjà fait don de stocks dormants en plus des cristaux et perles Swarovski auxquelles il a régulièrement droit. Autre maison de prestige à lui avoir ouvert ses portes, Baccarat, accueillant son premier défilé ; on a vu pire.

L’innovation textile, mise en lumière

Le sourcing de matières upcyclées, check. Etape suivante, la confection. À commencer par la démarche du « zero waste pattern » qui consiste à n’utiliser que des patrons en forme de rectangles pour éviter les chutes de tissus qui, on le sait, finiront gâchées. Autre procédé revisité pour le mieux, la broderie, technique phare de l’ADN Germanier; ici le silicone remplace la colle. Plus éthique et plus rapide, pourquoi s’en priver ? Nouveaux témoins d’une innovation textile de pointe, le maïs imprimé en 3D ou encore les flaques pailletées faites à base de cire, glaçon et gel à cheveux de sa dernière collection automne/hiver 2023 où mode et technologie ne faisaient qu’un. Des lumières Led étaient même incrustées dans certains accessoires. Éblouissant, littéralement. Ces techniques un poil futuristes apparaissent comme une alternative positive aux visions quelque peu dystopiques proposées par d’autres designers (quoiqu’un peu badass quand même…). Pour autant, le savoir-faire manuel n’est pas en reste. De nombreuses pièces sont faites à la main, notamment une icône de la marque, le tricot suisse. Son origine n’est pas sans intérêt puisque c’est dans son pays natal que de petites mains s’affairent, celles de sa famille et notamment de sa grand-mère.

Une maison à taille humaine

Son atelier en Suisse est avant tout une sphère où règnent des valeurs humaines et solidaires. Plusieurs tricoteuses en difficultés y ont été réinsérées et à leur côté donc, la grand-mère du créateur. Travailler en famille, en voilà une réussite pour celui qui a toujours eu une pensée pour les siens dans son travail. Et ce, dès ses débuts avec sa collection de fin d’études qui défilait au rythme de « Envole-moi » de Jean-Jacques Goldman, le coup de cœur musical de sa mère. Aujourd’hui, tout est conservé bien au chaud chez sa grand-mère, naturellement.

Sans craindre la différence, Kevin Germanier apparaît comme une bouffée d’air frais sur les podiums et démontre que contrainte et créativité ne sont pas incompatibles. Il semblerait même que ce soit le point de départ d’une nouvelle mode, alignée avec les enjeux contemporains de toute une industrie, voire de toute une société.